vendredi 16 janvier 2009

Le malade (2)

Pendant ce temps, l'homme aux oreilles dépourvues d'orifice se frayait un chemin entre des parapluies. Il bouscula une de ses amies d'enfance qui cria "Martin !", mais il ne la reconnut pas, ni n'entendit son prénom. Il ne fixait que les panneaux et les noms des rues. La pluie terreuse tombait lourdement sur ses cheveux avant de suivre les sillons creusés par ses rides. Traversé ainsi de lignes noirâtres, son visage prenait une apparence végétale, comme si un arbre invisible étendait ses racines sur sa peau. De temps en temps, la boue s'accrochait à ses cils, alors il essuyait ses paupières d'un revers de main désinvolte, par réflexe. Il était à la fois fébrile et curieusement détaché de ce qu'il vivait. La peur le poussait à agir, mais l'incompréhension continuait à le faire douter de ses perceptions. D'ailleurs, cette incertitude n'était-elle pas son dernier espoir ? Sans elle, ne serait-il pas déjà devenu fou ?

Il avait prévu de se rendre aux Urgences à pied mais à l'approche des barrières, il réalisa que son portefeuille était resté dans sa voiture garée non loin du cabinet médical. Or, depuis que l'Insurrection s'était étendue à l'ensemble du pays, chaque quartier était protégé par des hommes armés. Aucun déplacement n'était possible sans papier d'identité. Durant un instant, il envisagea de montrer ses oreilles à l'un des militaires pour que celui-ci comprenne l'urgence de sa situation... Cette hypothèse fut immédiatement engloutie par la prévision d'un scénario terrifiant : le soldat avertirait ses collègues en leur ordonnant "venez voir le monstre !" Les gens s'interpelleraient les uns les autres jusqu'à ce qu'un immense attroupement se forme autour de lui. Tous ces êtres humains normaux afficheraient un dégoût similaire à celui qu'il avait lu sur le visage du médecin tout à l'heure. Vouté et tremblant, il fit donc demi-tour pour rejoindre son véhicule.

Après s'être assis et avoir claqué la portière, il se sentit subitement protégé par cet espace confiné. Ici, personne ne pouvait distinguer son anomalie. Il respira voluptueusement l'odeur de renfermé. Il ne faisait pas partie de ces hommes qui bichonnent leur voiture comme ils soignent leurs ongles ou exhibent une montre luxueuse, afin d'embellir leur image. Pour lui, il ne s'agissait que d'un moyen d'être nomade. Quand, rarement, il lui arrivait d'héberger un passager, Martin s'empressait de s'excuser pour le désordre, mais il avait coutume d'ajouter "tant que ça roule..." Néanmoins, c'est avec un ravissement absurde et une reconnaissance profonde inédits qu'il contempla : les grains de poussière en suspension, le paquet de bonbons vide à ses pieds, la bouteille d'eau minérale cabossée oubliée sous le siège arrière... Même le vide-poches cassé lui parut attendrissant. L'intérieur de sa voiture était intact, tel qu'il l'avait laissé, empreint d'une familiarité sécurisante... Laquelle s'estompa dés qu'il comprit l'inutilité de son autoradio. Il n'avait jamais conduit sans la logorrhée rassurante des émissions radiophoniques. L'objet le narguait en affichant les chiffres correspondant à sa station favorite sans émettre de sons perceptibles. Il ne put s'empêcher de le tabasser à coups de poings, jusqu'à ce que la douleur physique soit suffisamment intense pour lui faire recouvrer un semblant de calme.

Il se força à passer à l'étape suivante : le réglage du rétroviseur. Finalement, le miroir rectangulaire lui servit à s'examiner longuement : est-ce que le reste était normal ? Ses lèvres n'allaient-elles pas se sceller à leur tour ? Avait-il encore des narines ? Il aurait voulu analyser chaque millimètre de son corps à travers une loupe. Que se passait-il en ce moment même dans sa nuque ou dans son dos, y avait-il une autre métamorphose sournoise en préparation ?

Soudain, à cause de cette capacité de dédoublement caractéristique des situations grotesques, Martin s'appréhenda de l'extérieur. Il vit un individu sale aux yeux fiévreux qui étreignait affectueusement une bouteille vide, cognait sur un autoradio, et se tortillait sur son siège. Il éclata d'un long rire grinçant suivi de hoquets avant de s'affaler sur le volant, emporté par la violence de ses sanglots.

S'il n'avait passé ne serait-ce que cinq minutes de plus face au rétroviseur, Martin aurait peut-être remarqué...

10 commentaires:

  1. Cette curiosité me fait plaisir, mais pourtant... Il n'y a pas tellement d'évolution par rapport au début, je m'enlise un peu.

    Je vais peut-être laisser reposer cette histoire en commençant un autre récit en parallèle.

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  2. Soit plus simple : viens-en aux faits :)

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  3. Encore faudrait-il que je connaisse les faits... :p
    J'avais l'idée de base, mais maintenant j'invente au fur et à mesure.

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  4. ... remets le devant ce rétroviseur...

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  5. ...J'avais envie de me détourner de lui mais finalement je l'ai remis devant ce rétroviseur, oui, et un événement s'est produit. Il ne me reste plus qu'à trouver le temps de l'écrire...

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  6. c'est vraiment très bien...! j'adore.

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  7. C'est flatteur et encourageant, merci beaucoup !

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  8. De toute façon, les latences sont nécessaires, il faut aussi savoir les apprivoiser.

    Je continue pour ma part.

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  9. Oui, c'est très juste. Ceci dit, pour des raisons personnelles, je n'étais pas en mesure d'écrire aussi souvent que je le souhaitais. Je sais déjà qu'à partir de la semaine prochaine, mes textes seront plus fréquents.

    Merci, sincèrement, de continuer à me suivre.

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