dimanche 15 février 2009

Le malade - 5

Pendant qu'ils roulaient, Martin jonglait péniblement avec des pensées brèves et décousues : qui est-elle que veut-elle il faut que je dise au docteur que je l'ai entendue et si mon handicap avait une origine chimique il parlent souvent de guerre bactériologique il n'y a personne dans les rues ils doivent se cacher ils ont peur de moi mais ils ne me connaissent pas et qu'est-ce que j'en sais tout le monde s'espionne et se dénonce...
Clémentine, au contraire, s'immergeait dans le paysage : les routes désertes étaient de longs rubans, ou plutôt des toboggans, sur lesquels ils glissaient ; dans les rares branches des arbres tordus, en partie brulés, elle voyait un doigt tendu vers la direction à suivre...

A l'approche du pont, Martin lui jeta un regard interrogateur que Clémentine ne perçut pas. Martin rompit le silence et, soudain intimidé, il lui demanda faiblement "pourquoi avez-vous dit que le pont allait s'effondrer ?" Clémentine répondit "j'ai dit ça ?" "Je crois", hésita Martin comme s'il en doutait subitement. "J'ai dû l'entendre", annonça-t-elle sans paraître étonnée, avant d'ajouter : "c'est le chemin le plus rapide pour rejoindre les Urgences". Martin y vit un encouragement et s'engagea entre les deux rives, non sans lui jeter de fréquents coups d'œil, mais il l'avait déjà perdue : Clémentine contemplait le fleuve gelé, l'air concentré. Agacé par l'inattention qu'elle lui portait, il lui lança "qu'est-ce que vous regardez ?" "Il paraît qu'autrefois on y pêchait du poisson, et des sirènes. Le parking est juste là", dit-elle d'une voix égale.

Ils se garèrent et s'avancèrent vers le bâtiment. Les portes automatiques s'ouvrirent devant eux. Martin se sentit instantanément aspiré par l'agitation ambiante : les hommes et les femmes en blanc se déplaçaient rapidement dans l'allée, certains couraient, des bouches s'ouvraient et se fermaient frénétiquement ; seuls les néons étaient fixes au dessus de cette confusion. Il finit par distinguer l'existence d'un panneau lumineux "accueil" et traversa en titubant la fourmilière humaine. Il expliqua brièvement la raison de sa venue à la réceptionniste. Par avance, il surveillait Clémentine afin qu'elle puisse éventuellement traduire les propos de son interlocutrice, mais ce fut inutile : celle-ci se contenta de faire un geste.
Moins d'une minute plus tard, un médecin le saisit par l'épaule et l'entraîna dans un ascenseur. Clémentine les suivait. Au deuxième étage, l'homme les conduisit face à la huitième pièce d'un large couloir. Tandis qu'il appuyait sur le bouton d'ouverture, Martin remarqua la feuille de papier scotchée sur la paroi métallique : on y voyait des demi-cercles entremêlés. Il eut à peine le temps de commencer à déchiffrer le titre "Projet..." lorsque deux mains vigoureuses les poussèrent dans la salle.

Martin cria inutilement "hé attendez !" Il fixa, abasourdi, la porte close, jusqu'à ce que Clémentine l'effleure, alors il suivit son regard. Face à eux s'étendait une large salle sans fenêtres, aux murs d'un bleu pastel. Des chaises métalliques rouillés et des matelas avaient été disposés, dans un nombre insuffisant par rapport à la quantité de personnes égarées autour d'eux. Certains étaient assis ou allongés, d'autres marchaient de long en large.
Un vieil homme dépourvu de doigt s'avança et, posant son moignon droit sur l'épaule de Clémentine, il lui chuchota sur un ton confidentiel : "quand j'étais petit, il y avait des serrures sur les portes, dans les voitures, des serrures partout. Et s'il y avait des serrures, c'est qu'il y avait...?" Attentive, Clémentine attendit. "Des clés !" s'exclama-t-il, triomphant. Il reprit : "maintenant on ouvre tout avec des boutons, il n'y a plus de serrure, donc plus de clés, voilà le fond du problème, pas vrai ma petite demoiselle ?" Elle acquiesça poliment, mais il s'était déjà tourné vers Martin : "quand j'étais petit, il y avait des serrures sur les portes..."
Martin aurait sans doute demandé à Clémentine ce que le vieux aux moignons racontait s'il avait pu détacher ses yeux de la petite boite entrouverte que tenait un adolescent à proximité de lui. Il pensa à voix-haute : "ce sont bien des dents !" Le propriétaire de la boîte grimaça, dévoilant des gencives nues et gonflées. Martin étreignit le bras de sa voisine et articula d'une voix assourdie par l'angoisse : "Est-ce que c'est l'enfer ou la fin du monde ?"

samedi 7 février 2009

Le malade - 4

Comme si ce bref face à face était une invitation, Clémentine contourna la voiture, ouvrit la portière droite, puis s'assit sur le siège passager. Elle s'était déplacée nonchalamment mais sans hésiter, avec une assurance tranquille qui amplifia la confusion de Martin. A peine tâtonna-t-elle une petite dizaine de secondes pour trouver la ceinture de sécurité afin de l'enrouler autour de son buste. Martin la regarda lisser sa jupe sur ses jambes, puis poser ses mains l'une sur l'autre dans une attitude vaguement féline. De toute évidence, elle patientait sagement, à la manière d'une actrice qui a joué son rôle et s'attend à ce que son partenaire joue le sien.

Martin bafouilla : "qui êtes... qu'est-ce que vous..." Il se reprit et bêla "mais..." "Il faut m'amener", expliqua-t-elle. "Mais où ?" "Où vous allez" répondit-elle spontanément. "Aux Urgences ?" Clémentine conclut posément : "voilà, c'est parfait". Martin n'avait pas la force de la questionner davantage... Seul ou avec cette fille, il irait au même endroit de toute façon. En commençant à rouler, il songea : "elle a une voix atone, une voix de ligne droite... Sa voix est... Sa voix ?" Cette révélation le fit freiner brusquement ; il s'exclama : "comment est-ce que j'ai pu vous entendre alors que je suis sourd depuis ce matin !" Il se retourna vers la jeune femme et répéta : "comment est-ce que j'ai pu vous entendre ?"
Clémentine esquissa un sourire sans froisser son visage. Martin était troublé par les commissures de ses lèvres qu'aucune virgule d'expression n'entourait ; il pensa : "on dirait un croissant de lune renversé, un croissant de lune rougeoyant, un croissant de lune rougeoyant en plein jour... Je déraille !" Clémentine, au lieu de parler, reprit une expression neutre.

Après tout, se dit Martin, mon infirmité a peut-être disparu aussi subitement qu'elle était survenue... Cependant, n'osant y croire par peur d'être déçu, c'est avec des mouvements saccadés de pantin qu'il leva ses mains. Avant qu'elles n'atteignent ses oreilles, Clémentine affirma : "c'est inutile." Martin s'immobilisa. Elle ajouta : "Vous connaissez le proverbe : certaines personnes n'ont pas besoin de s'entendre pour se comprendre". Alors que la réponse l'indifférait, il lui demanda : "il y a un proverbe qui dit ça ?"
En acquiesçant, Clémentine sortit de son sac un mouchoir blanc avec lequel elle essuya les traînées boueuses qui s'étalaient sur les joues de Martin, puis sur ses propres doigts. Elle chercha des yeux une poubelle mais constatant que l'arrière de la voiture était déjà tapissé de déchets, elle y jeta le papier maculé. Ensuite, elle saisit les bras de Martin pour les ramener à hauteur du volant, ajusta ses pieds au-dessus des pédales, avant d'ordonner : "il faut y aller maintenant, sinon le pont va s'effondrer".

mardi 20 janvier 2009

Le malade (3)

S'il n'avait passé ne serait-ce que cinq minutes de plus face au rétroviseur, Martin aurait peut-être remarqué une femme penchée au dessus du coffre fermé. Celle-ci enfonçait son index droit dans la pâte composée d'eau, de terre et de poussière de la carrosserie pour tracer lentement des formes géométriques. De temps en temps, de l'autre main, elle repoussait la capuche trop large qui gênait sa visibilité, sans pour autant interrompre son dessin. Il y avait une certaine beauté dans la douceur et la continuité de ses gestes méticuleux. Cependant, absorbé par son propre reflet, Martin ne pouvait pas la voir.

De toute façon, personne n'était jamais attentif à la présence de Clémentine. D'ailleurs elle-même ne se prêtait aucune attention. Les passants la réduisaient à une ombre familière, or comment mémoriser une ombre indépendamment du corps qu'elle schématise ?
Clémentine possédait probablement une enveloppe corporelle puisqu'elle percevait le froid, le chaud, l'humide... Elle aimait lire les publicités collées dans les couloirs du métro, observer l'alignement des immeubles de béton, sentir l'odeur du désinfectant et de la javel, écouter le grondement du quai de gare à l'approche d'un train... Mais les impressions et les sensations glissaient sur sa peau. Elles ne formaient pas d'univers intérieur, et ne ricochaient pas sur le monde extérieur. Tel le son d'un instrument à cordes privé de caisse de résonance, ses traits, sa voix, son parfum étaient dépourvus d'intensité au point de s'estomper rapidement de la mémoire d'autrui.

Clémentine se recula légèrement. Imperturbable, elle contempla son œuvre : un labyrinthe de demi-cercles enchevêtrés. Ensuite, elle se dirigea à pas lents vers la portière avant, rejeta sa capuche rendue inutile par le ciel désormais sec, s'approcha de la vitre jusqu'à ce que son nez la touche, puis contempla l'intérieur du véhicule. Comme s'il l'avait entendu venir malgré sa surdité, Martin sursauta, releva la tête, et se retrouva face à un visage sans âge ni clarté.

vendredi 16 janvier 2009

Le malade (2)

Pendant ce temps, l'homme aux oreilles dépourvues d'orifice se frayait un chemin entre des parapluies. Il bouscula une de ses amies d'enfance qui cria "Martin !", mais il ne la reconnut pas, ni n'entendit son prénom. Il ne fixait que les panneaux et les noms des rues. La pluie terreuse tombait lourdement sur ses cheveux avant de suivre les sillons creusés par ses rides. Traversé ainsi de lignes noirâtres, son visage prenait une apparence végétale, comme si un arbre invisible étendait ses racines sur sa peau. De temps en temps, la boue s'accrochait à ses cils, alors il essuyait ses paupières d'un revers de main désinvolte, par réflexe. Il était à la fois fébrile et curieusement détaché de ce qu'il vivait. La peur le poussait à agir, mais l'incompréhension continuait à le faire douter de ses perceptions. D'ailleurs, cette incertitude n'était-elle pas son dernier espoir ? Sans elle, ne serait-il pas déjà devenu fou ?

Il avait prévu de se rendre aux Urgences à pied mais à l'approche des barrières, il réalisa que son portefeuille était resté dans sa voiture garée non loin du cabinet médical. Or, depuis que l'Insurrection s'était étendue à l'ensemble du pays, chaque quartier était protégé par des hommes armés. Aucun déplacement n'était possible sans papier d'identité. Durant un instant, il envisagea de montrer ses oreilles à l'un des militaires pour que celui-ci comprenne l'urgence de sa situation... Cette hypothèse fut immédiatement engloutie par la prévision d'un scénario terrifiant : le soldat avertirait ses collègues en leur ordonnant "venez voir le monstre !" Les gens s'interpelleraient les uns les autres jusqu'à ce qu'un immense attroupement se forme autour de lui. Tous ces êtres humains normaux afficheraient un dégoût similaire à celui qu'il avait lu sur le visage du médecin tout à l'heure. Vouté et tremblant, il fit donc demi-tour pour rejoindre son véhicule.

Après s'être assis et avoir claqué la portière, il se sentit subitement protégé par cet espace confiné. Ici, personne ne pouvait distinguer son anomalie. Il respira voluptueusement l'odeur de renfermé. Il ne faisait pas partie de ces hommes qui bichonnent leur voiture comme ils soignent leurs ongles ou exhibent une montre luxueuse, afin d'embellir leur image. Pour lui, il ne s'agissait que d'un moyen d'être nomade. Quand, rarement, il lui arrivait d'héberger un passager, Martin s'empressait de s'excuser pour le désordre, mais il avait coutume d'ajouter "tant que ça roule..." Néanmoins, c'est avec un ravissement absurde et une reconnaissance profonde inédits qu'il contempla : les grains de poussière en suspension, le paquet de bonbons vide à ses pieds, la bouteille d'eau minérale cabossée oubliée sous le siège arrière... Même le vide-poches cassé lui parut attendrissant. L'intérieur de sa voiture était intact, tel qu'il l'avait laissé, empreint d'une familiarité sécurisante... Laquelle s'estompa dés qu'il comprit l'inutilité de son autoradio. Il n'avait jamais conduit sans la logorrhée rassurante des émissions radiophoniques. L'objet le narguait en affichant les chiffres correspondant à sa station favorite sans émettre de sons perceptibles. Il ne put s'empêcher de le tabasser à coups de poings, jusqu'à ce que la douleur physique soit suffisamment intense pour lui faire recouvrer un semblant de calme.

Il se força à passer à l'étape suivante : le réglage du rétroviseur. Finalement, le miroir rectangulaire lui servit à s'examiner longuement : est-ce que le reste était normal ? Ses lèvres n'allaient-elles pas se sceller à leur tour ? Avait-il encore des narines ? Il aurait voulu analyser chaque millimètre de son corps à travers une loupe. Que se passait-il en ce moment même dans sa nuque ou dans son dos, y avait-il une autre métamorphose sournoise en préparation ?

Soudain, à cause de cette capacité de dédoublement caractéristique des situations grotesques, Martin s'appréhenda de l'extérieur. Il vit un individu sale aux yeux fiévreux qui étreignait affectueusement une bouteille vide, cognait sur un autoradio, et se tortillait sur son siège. Il éclata d'un long rire grinçant suivi de hoquets avant de s'affaler sur le volant, emporté par la violence de ses sanglots.

S'il n'avait passé ne serait-ce que cinq minutes de plus face au rétroviseur, Martin aurait peut-être remarqué...

mercredi 14 janvier 2009

Le malade (1)

« Je n’ai rien constaté d’anormal au début, en dehors de l’heure indiquée par le réveil. J’ai supposé qu’il s’était déréglé, comme tout ce qui nous entoure en ce moment. En y repensant, j’aurais dû m’étonner du silence de mes pas sur le parquet puisque d’habitude les lattes grincent au moindre de mes mouvements, mais je ne me sentais pas encore réel, vous savez quand on vient de se lever... Je me suis rendu compte que la situation était inhabituelle en prenant ma douche : l’eau ne faisait aucun bruit. Spontanément, j’ai voulu enfoncer un doigt dans mes oreilles, au cas où celles-ci se seraient bouchées, mais il n’y avait que de la peau à la place des trous. J’avais l’impression de toucher la paume de ma main. Je ne sais pas combien de fois j’ai tâté mes oreilles, du contour au centre, je n’arrivais pas à y croire. Ensuite, pensant vivre un rêve, je me suis meurtri le corps avec des pincements puis de l’eau bouillante mais… Je ne me réveillais pas. Alors je suis venu vous voir. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? »

« Je… Je n’ai jamais vu ça », murmura le médecin. Devant l’air exaspéré de son interlocuteur, il s’empressa de saisir un stylo pour noter sa perplexité en majuscules sur une feuille de papier. Son visage reflétait un mélange de stupéfaction, de fascination et de dégoût. Cependant, il continuait à ausculter son patient, cherchant un indice dans sa gorge et dans sa tension. Après avoir examiné une dernière fois ses oreilles monstrueuses, il recula, comme s’il craignait d’être contaminé à son tour par cette aberration physique. Du fond de la pièce, adossé au mur, serrant compulsivement le dossier de son fauteuil en cuir, il secoua négativement la tête, même s’il savait que le malade exigeait une explication plus détaillée. « Que dois-je faire ? » répéta celui-ci. Après un bref silence, le médecin écrivit : « allez aux urgences ».

Voyant que son patient sortait un chéquier, il lui fit signe qu’il était inutile de payer cette consultation. Celui-ci remit son manteau, dit « au revoir » à son docteur sur un ton étrangement empreint de culpabilité, puis sortit rapidement. Longtemps après que la porte se soit refermée, le médecin bredouilla machinalement « au revoir » en tremblant. Ses mains moites avaient créé des auréoles sur le dossier de son fauteuil. Il se tourna vers la fenêtre, comme pour chercher une réponse extérieure. Durant plusieurs minutes, il contempla d’un regard absent la boue déversée par les nuages, tout en touchant machinalement ses oreilles.

Pendant ce temps...