Clémentine, au contraire, s'immergeait dans le paysage : les routes désertes étaient de longs rubans, ou plutôt des toboggans, sur lesquels ils glissaient ; dans les rares branches des arbres tordus, en partie brulés, elle voyait un doigt tendu vers la direction à suivre...
A l'approche du pont, Martin lui jeta un regard interrogateur que Clémentine ne perçut pas. Martin rompit le silence et, soudain intimidé, il lui demanda faiblement "pourquoi avez-vous dit que le pont allait s'effondrer ?" Clémentine répondit "j'ai dit ça ?" "Je crois", hésita Martin comme s'il en doutait subitement. "J'ai dû l'entendre", annonça-t-elle sans paraître étonnée, avant d'ajouter : "c'est le chemin le plus rapide pour rejoindre les Urgences". Martin y vit un encouragement et s'engagea entre les deux rives, non sans lui jeter de fréquents coups d'œil, mais il l'avait déjà perdue : Clémentine contemplait le fleuve gelé, l'air concentré. Agacé par l'inattention qu'elle lui portait, il lui lança "qu'est-ce que vous regardez ?" "Il paraît qu'autrefois on y pêchait du poisson, et des sirènes. Le parking est juste là", dit-elle d'une voix égale.
Ils se garèrent et s'avancèrent vers le bâtiment. Les portes automatiques s'ouvrirent devant eux. Martin se sentit instantanément aspiré par l'agitation ambiante : les hommes et les femmes en blanc se déplaçaient rapidement dans l'allée, certains couraient, des bouches s'ouvraient et se fermaient frénétiquement ; seuls les néons étaient fixes au dessus de cette confusion. Il finit par distinguer l'existence d'un panneau lumineux "accueil" et traversa en titubant la fourmilière humaine. Il expliqua brièvement la raison de sa venue à la réceptionniste. Par avance, il surveillait Clémentine afin qu'elle puisse éventuellement traduire les propos de son interlocutrice, mais ce fut inutile : celle-ci se contenta de faire un geste.
Moins d'une minute plus tard, un médecin le saisit par l'épaule et l'entraîna dans un ascenseur. Clémentine les suivait. Au deuxième étage, l'homme les conduisit face à la huitième pièce d'un large couloir. Tandis qu'il appuyait sur le bouton d'ouverture, Martin remarqua la feuille de papier scotchée sur la paroi métallique : on y voyait des demi-cercles entremêlés. Il eut à peine le temps de commencer à déchiffrer le titre "Projet..." lorsque deux mains vigoureuses les poussèrent dans la salle.
Martin cria inutilement "hé attendez !" Il fixa, abasourdi, la porte close, jusqu'à ce que Clémentine l'effleure, alors il suivit son regard. Face à eux s'étendait une large salle sans fenêtres, aux murs d'un bleu pastel. Des chaises métalliques rouillés et des matelas avaient été disposés, dans un nombre insuffisant par rapport à la quantité de personnes égarées autour d'eux. Certains étaient assis ou allongés, d'autres marchaient de long en large.
Un vieil homme dépourvu de doigt s'avança et, posant son moignon droit sur l'épaule de Clémentine, il lui chuchota sur un ton confidentiel : "quand j'étais petit, il y avait des serrures sur les portes, dans les voitures, des serrures partout. Et s'il y avait des serrures, c'est qu'il y avait...?" Attentive, Clémentine attendit. "Des clés !" s'exclama-t-il, triomphant. Il reprit : "maintenant on ouvre tout avec des boutons, il n'y a plus de serrure, donc plus de clés, voilà le fond du problème, pas vrai ma petite demoiselle ?" Elle acquiesça poliment, mais il s'était déjà tourné vers Martin : "quand j'étais petit, il y avait des serrures sur les portes..."
Martin aurait sans doute demandé à Clémentine ce que le vieux aux moignons racontait s'il avait pu détacher ses yeux de la petite boite entrouverte que tenait un adolescent à proximité de lui. Il pensa à voix-haute : "ce sont bien des dents !" Le propriétaire de la boîte grimaça, dévoilant des gencives nues et gonflées. Martin étreignit le bras de sa voisine et articula d'une voix assourdie par l'angoisse : "Est-ce que c'est l'enfer ou la fin du monde ?"